Basta! : En tant qu’économiste et membre des Économistes atterrés, comment percevez-vous la place qu’a pris dans le débat public la proposition de taxe Zucman, soit un impôt plancher de 2 % par an sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros ?
Thibault Laurentjoye : C’est presque un peu surprenant. Le bon côté est qu’on se met à parler d’une modalité de taxation qui a été mise à mal au cours des dernières décennies.

Au niveau mondial, l’imposition du patrimoine a diminué de façon assez régulière. Le Danemark a supprimé sa taxe sur le patrimoine au cours des années 1990, par exemple.
L’angle important soulevé par le débat sur la taxe Zucman, ce n’est pas tant la question d’assainir les dépenses publiques, car sa proposition ramasserait 20 milliards d’euros, moins si on prend en compte les dispositifs d’optimisation et d’évasion. La discussion permet surtout de parler de justice fiscale. On devrait plus souvent déterminer les impôts en pensant à cet aspect de justice fiscale.
Si on zoome sur la composition du patrimoine des ménages, nous avons l’immobilier, le patrimoine financier, y compris les actions hors patrimoine professionnel. Et le patrimoine professionnel, qui va d’un fonds de commerce pour les artisans par exemple, jusqu’aux actions LVMH détenues par Bernard Arnault. Zucman veut taxer ce patrimoine professionnel. Je suis d’accord sur le principe, si on était en économie fermée et si on avait un contrôle des capitaux. Mais ce n’est pas le cas. Donc, il y a des fuites. Et ce type de taxe ne rapporte pas autant qu’on l’espérerait.
Il est difficile de mieux imposer les richesses avec tous les dispositifs d’optimisation fiscale qui existent dans les pays européens. Il vaudrait mieux une flat tax [impôt à taux unique, ndlr] sur le patrimoine, pour tout le monde. Cela fonctionnerait mieux que l’impôt sur la fortune (ISF), qui était aussi un panier percé, car de nombreux dispositifs de défiscalisation permettaient d’y échapper en partie. Si le but, c’est de résoudre le problème du déficit public, ce n’est pas avec la taxe Zucamn qu’on va y parvenir.
En réponse aux discours de François Bayrou sur une France « au bord du surendettement », vous avez rédigé une note sur la dette publique française pour le collectif des Économistes atterrés. Vous jugez cette « panique budgétaire » infondée, alors même que la dette publique française représente aujourd’hui plus de 110 % du produit intérieur brut (PIB). Pourquoi ?
Je pense que la dette publique française rapportée au PIB ne baissera pas. Une possibilité pour faire baisser la dette publique serait de sortir de l’euro, et d’utiliser à nouveau une monnaie nationale de façon stratégique. Alors, vous réindustrialisez, vous améliorez votre solde commercial et courant. Et vous réduirez votre ratio de dette publique par rapport au PIB. Mais cette option, de sortir de la zone euro, n’est politiquement pas réaliste ni faisable aujourd’hui, quand bien même elle aurait selon moi une cohérence macroéconomique pour réduire la dette publique à terme.
La deuxième option, ce serait de réaliser ce que d’aucuns appellent une bonne cure d’austérité. On réduit les dépenses, on tape dans les dépenses sociales jusqu’à réduire le déficit. Le déficit public est aujourd’hui d’environ 160 milliards d’euros, alors on coupe à peu près 20 % des dépenses sociales pour parvenir à l’équilibre.
Le problème, c’est qu’en réduisant les dépenses sociales, on va réduire les revenus de personnes ayant une forte propension à consommer. La consommation en France, c’est le principal moteur du PIB. Donc en faisant ça, on va en fait toucher à une partie du PIB français. Et si vous réduisez le PIB, le ratio de la dette publique par rapport au PIB ne va pas baisser. Il y a un précédent très clair là-dessus, c’est la Grèce.
Au moment où on a mis en place l’austérité grecque, de 2010 à 2012, le but revendiqué était de réduire le ratio de dette publique par rapport au PIB du pays. Finalement, on a eu l’effet inverse : la dette publique grecque est passée de 120 % à 180 % du PIB. Car même si le déficit s’est réduit progressivement, le PIB s’est effondré en termes nominaux.
Donc, si votre but, c’est de réduire le ratio de dette publique par rapport au PIB, ça ne marche pas. Aujourd’hui en Grèce, ce ratio se trouve toujours aux alentours de 180 %. Il est toujours de moitié supérieur à ce qu’il était avant la cure d’austérité.
La troisième option, c’est de rester dans la situation actuelle, où on essaie de chercher 40 milliards d’euros d’économies. On a 160 milliards de déficit, on veut limiter le déficit structurel à 3 % du PIB, on va essayer de réduire le déficit de 40 ou 60 milliards. Et puis on verra ce qu’on fait les années d’après. Pour moi, il n’y a ici aucune vision de long terme.
Les réformes fiscales qui ont été menées sous les deux mandats d’Emmanuel Macron, notamment la suppression de l’ISF, ont-elles contribué à creuser le déficit public français ?
Cela a joué un rôle. Quand on analyse la trajectoire de Macron, il y a eu plusieurs phases. À mon avis, il faut en distinguer trois. La première phase représente une politique de l’offre, à partir de 2017 jusque début 2020. Il a voulu réduire les impôts sur les entreprises pour stimuler la production. Les résultats sont franchement mitigés.
Après, il y a eu le Covid. Là, on a dépensé sans compter. Macron a fait du « quoi qu’il en coûte » et a alors considérablement fait augmenter la dette publique. Mais je pense que c’était nécessaire.
Ensuite, lorsque l’inflation est apparue, la France a mis en place une série de dispositifs d’aide qui ont coûté cher aux finances publiques, mais qui ont permis de contenir l’inflation. La France a eu le pic d’inflation le plus bas de la zone euro. À ce moment-là, Macron a fait quelque chose qui, je pense, allait dans le bon sens. Mais cela a coûté cher aux finances publiques. Et comme on a eu relativement peu d’inflation, le PIB n’a pas augmenté autant que dans d’autres pays.
De 2020 à 2023, la France a mis en œuvre une politique de soutien de la demande. Cela a permis que le pays ne s’effondre pas économiquement. La dette publique a augmenté à cause de ces mesures. Et le PIB n’a pas augmenté autant qu’il aurait pu, toujours à cause de ces mesures. La France a alors subi un retour de balancier technique. Le problème, c’est qu’en matière fiscale, dans l’ensemble, il n’y a aucune constance ni cohérence dans ce qu’a fait Macron.
Pensez-vous que la hausse de la dette publique n’est pas vraiment un problème ?
Il faut vraiment ne pas comprendre comment fonctionne la dette publique pour dire que la France est ruinée. Le principal élément de défaut d’un pays sur sa dette publique, c’est quand un pays s’endette dans une monnaie qui n’est pas la sienne. C’est ça le problème. Car, si la monnaie du pays se déprécie, il se retrouve à rembourser sa dette publique en dollars par exemple, le remboursement réel est donc plus élevé. La France n’est pas dans ce cas, elle s’endette en euros. Je pense que la France va suivre l’exemple japonais, nous allons finir, dans dix à quinze ans, avec quelque chose comme 250 % de dette publique rapportée au PIB.
La France est beaucoup plus dans une crise politique que dans une crise fiscale. Lorsque vous n’avez personne à la barre qui indique une vision claire, cela fait peur aux marchés. Aujourd’hui, la dette publique augmente. Le déficit public est important. Donc, notre besoin de financement est important. Mais la France n’est pas la Grèce. Quand j’entends des collègues dire que la France devrait faire une cure d’austérité comme en Grèce, je lève les yeux au ciel.
Une chose à prendre en compte, c’est que la France a continué de maintenir des dépenses de défense relativement élevées, contrairement à la plupart des pays européens jusqu’à récemment. On dispose d’installations militaires nucléaires, de sous-marins nucléaires. On peut ne pas être d’accord politiquement avec le nucléaire, mais ce sont des dépenses incompressibles, que l’Allemagne ou le Danemark n’ont pas. L’entretien de l’arsenal nucléaire, qui a un rôle politique en Europe, a un coût pour la France.
On établit des comparaisons à l’emporte-pièce entre pays qui ne tiennent absolument pas. La France était l’un des rares pays européens à avoir encore jusqu’à peu une démographie qui n’était pas déclinante. Nous avons donc des besoins en matière d’éducation. Alors que l’Allemagne, par exemple, est en décroissance démographique. Les attaques contre les finances publiques françaises sont complètement déplacées et ne mesurent pas l’importance stratégique de la France.
Quelle serait alors la voie à suivre ?
Pour moi, c’est la quatrième voie : définir d’abord des objectifs stratégiques, et l’intendance suivra. Sur le climat, il semble assez clair que la dynamique des températures est à la hausse. Des questions de pollution se posent. Nous avons une justice sous-dotée, une école qui est à reconstruire, d’autant plus que l’IA va détruire les modèles éducatifs. L’Europe est complètement à la ramasse en matière de production de semi-conducteurs…
Il faut regarder le futur. Plein de choses sont à repenser, et on va avoir besoin de réaliser des dépenses d’investissement massives, pour n’en voir les recettes que plus tard. On ne peut pas, dans ce contexte, se focaliser sur la dette publique et sur le déficit, sauf si on préfère mourir de chaud mais avec une situation financière assainie…