Nouvelle alerte agricole contre le chantier pharaonique Lyon-Turin

ÉcologieBétonisation

Faut-il ajouter des terres bétonnées et des menaces sur l’eau à la détresse sociale et climatique du monde agricole ? « Non », répondent plus de 180 exploitations agricoles situées à proximité du chantier Lyon-Turin. Elles demandent l’abandon du projet.

par Nolwenn Weiler

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« On ne peut pas défendre l’agriculture et le Lyon-Turin, il faut choisir », explique à Basta! l’un des signataires d’une lettre ouverte rédigée fin septembre par 279 personnes qui travaillent dans 183 exploitations agricoles différentes, situées à proximité du chantier de nouvelle ligne à grande vitesse.

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Rappelant que « le monde agricole traverse une crise profonde », ils et elles demandent aux chambres d’agriculture, syndicats agricoles, collectivités territoriales et élues de tout mettre en œuvre pour arrêter ce projet.

Les signataires de la lettre ont été rencontrés, une à une, au cours de l’été, par une vingtaine d’agriculteurices à l’initiative de cette mobilisation. Ce projet pharaonique constitue à leurs yeux « un vrai problème pour le monde agricole ». Leurs collègues de la vallée de la Maurienne, où les tunneliers avalent des kilomètres de montagnes depuis plus de 20 ans, témoignent « d’emprises majeures des chantiers sur les terres agricoles bien plus importantes que ce qui avait été prévu initialement ».

Emprises majeures sur les terres

Imaginé à la fin des années 1980, ce chantier de ligne à grande vitesse entre la France et l’Italie a commencé au début des années 2000, avec le creusement d’un tunnel reliant les deux pays. Pour le moment, un quart des 164 kilomètres de galeries ont été creusées. Côté français, le projet a passé un cap en décembre 2024 avec le choix (par le gouvernement Barnier) du tracé qui doit relier Lyon à ce tunnel transfrontalier.

Le scénario retenu – ou « Grand gabarit » – prévoit sept nouveaux tunnels, notamment sous les massifs montagneux de la Chartreuse et de Belledonne, mesurant respectivement 24 et 19 kilomètres. Six viaducs et plusieurs dizaines d’autres ouvrages (ponts, murs de soutènement, etc.) sont prévus. Les travaux pourraient commencer dès 2028 pour une mise en service au plus tôt en 2045.

chantier de construction dans une vallée montagneuse
Vue du chantier sur la commune de Villarodin-Bourget, dans la vallée de la Maurienne.
© DR

Les arguments en défaveur de cet immense chantier de 270 kilomètres (dont 202 kilomètres de tunnels) sont martelés depuis 30 ans de part et d’autre de la frontière franco-italienne : les prévisions d’augmentation du trafic ferroviaire et de marchandises ont été surestimées, la ligne ferroviaire existante est largement sous-utilisée et pourrait absorber deux tiers du trafic de marchandises qui sature la vallée de la Maurienne, le coût financier du projet ne cesse d’augmenter (de 11 à 14 milliards d’euros pour le seul tunnel transfrontalier, plus de 26 milliards pour la totalité du projet selon la Cour des comptes en 2012), et son coût écologique est monstrueux. Les émissions de CO2 du chantier, pour ne prendre qu’un exemple, ne seraient compensées – au mieux – que 50 ans après la mise en service de la ligne. Soit en 2095 dans le meilleur des cas, selon des calculs effectués en 2020 par la Cour des comptes européenne.

Menaces sur la ressource en eau

« Les études d’avant-projet pour le Grand gabarit sont lancées, c’est donc maintenant qu’il faut peser pour que les intérêts agricoles soient enfin pris en compte dans ce dossier », disent les 279 signataires de la lettre. « Nous avons fait le choix de demander ces signatures de manière manuscrite, même si c’est plus long, car cela implique de la discussion, du contact et nous permet de créer du lien entre les différentes fermes proches du tracé quel que soit leur syndicat », signalent les initiateurices de cette démarche, inquietes de ce qui se passe chez leurs voisines, du côté du chantier transfrontalier.

Sur la zone des Tièrces, 17 hectares de forêts et de prairies ont été rasés pour entreposer 4 millions de mètres cube de déchets issus du puits de ventilation d’Avrieux, dans le cadre de la construction du tunnel transfrontalier. En octobre 2024, la zone fait l’objet d’un verdissement sur fibre végétale pour l’intégration paysagère.
© DR

« Ces deux dernières décennies ont vu ces territoires changer de manière irréversible. Des usines à voussoirs [ouvrage arqué servant à construire des voûtes et tunnels, ndlr], des centrales à béton, des carrières et des zones de stockage de déblais extraits de la montagne ont été construites. Les impacts visuels, sonores, sur la biodiversité et l’artificialisation des terres sont évidents. » 1500 hectares agricoles pourraient être avalés par le chantier de raccordement au tunnel transfrontalier. Les signataires s’alarment aussi des impacts sur la ressource en eau, de plus en plus précieuse à mesure que le changement climatique étreint leurs quotidiens professionnels.

« De nombreux captages d’eau potable sont menacés dans les massifs de Belledone et de la Chartreuse et de la chaîne de l’Épine » lit-on dans la lettre, car le tracé de la ligne passe non loin. Normalement, il est interdit de forer ou creuser à proximité de ces captages. Mais pour le creusement du tunnel transfrontalier, des dérogations ont été accordées par la préfecture en octobre 2024. Un dangereux précédent, pour les signataires, qui rappellent que des sources ont été taries à proximité des descenderies [galerie inclinée qui permet un accès aux travaux depuis la surface, ndlr] au début des travaux en 2002.

Un document interne à EDF, révélé par Mediapart à l’automne 2024, fait état d’évènements pour le moins inquiétants à proximité d’un barrage dans la vallée de la Maurienne alors qu’un tunnelier était au travail dans cette zone (en 2019) : baisse de 150 mètres du niveau d’eau dans une poche souterraine, affaissement des sols de six centimètres près du barrage (soit 20 ans de tassement normal), vitesse de tassement du barrage multipliée par quinze. « Ce qui se passe en Maurienne permet d’anticiper les risques encourus [sur le tracé depuis Lyon jusqu’au tunnel transfrontalier]. Nous exigeons des réponses de nos collectivités, de nos élues, de nos syndicats et de nos chambres d’agriculture. Sans quoi, l’inquiétude se transformera en colère. »