Flex office : chez Orange, des salariés contraints de travailler dans les couloirs

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Une moyenne de six bureaux pour dix salariés. Chez Orange, le « flex office » est en passe de devenir la norme, entraînant une dégradation des conditions de travail. La direction invoque la nécessaire rationalisation de son parc immobilier et une organisation bouleversée par le télétravail.

par Benoît Collet

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Chaque matin en arrivant au bureau, les salariés d’Orange doivent se trouver une place dans l’open space avant de pouvoir travailler. S’ils n’y parviennent pas, ils et elles devront se contenter, au mieux, d’un canapé ou d’une « bulle d’appel » – sorte de cabine téléphonique isolée du bruit – libres ; au pire, du couloir. Chaque soir en partant, ils doivent ranger leurs affaires dans un casier et faire place nette pour le lendemain.

Bienvenue dans le « flex office » ! Derrière cette expression qui sonne très « digital nomade » et « start-up nation », se cache une nouvelle organisation du travail où plus personne n’a de bureau attitré. Cette version post-Covid de l’open space entend rationaliser les surfaces de bureaux depuis que les salariés d’Orange travaillent de chez eux deux jours par semaine, après la pandémie. Mais cette nouvelle « organisation » pose de nouveaux problèmes de mal-être au travail.

« De toute façon, il y a trop de salariés »

« On n’est plus reçus comme des salariés, mais comme des invités », illustre Pierre*, chez Orange depuis plus de 20 ans. Lui ne souscrit pas au flex office. « Dès que le télétravail a été généralisé, les salariés en ont profité pour fuir leurs open spaces inconfortables et bruyants. Les locaux sont devenus déserts, relate-t-il. La direction d’Orange a sauté sur l’occasion pour commencer à réduire son parc immobilier d’après une logique simple : fermer des sites et affecter un surnombre de salariés aux bâtiments restants, en régulant l’occupation journalière grâce au télétravail. Avec derrière un message menaçant : de toute façon, il y a trop de salariés chez Orange. »

Sur les sites de Lannion (Côtes-d’Armor), Châtillon (Hauts-de-Seine), Marseille et bien d’autres, le « taux de flex » tourne autour de 6 %. Autrement dit, Orange y met à disposition six bureaux pour dix salariés. À ces derniers de s’arranger entre eux pour ne pas venir sur site le même jour et risquer de devoir squatter un canapé ou une « bulle d’appel » pour travailler.

Les flex officse semblent accentuer les problèmes déjà présents en open space classique. « Nuisances sonores », « proximité », et « impact sanitaire » « perturbent le travail », entraînent « tensions », « gênes » et « énervement entre salariés », répète la CFE-CGC, organisation syndicale représentative chez Orange, à l’occasion de ses nombreuses prises de position sur le sujet. Le syndicat de cadres observe, impuissant, la généralisation du flex office, dénoncée comme une politique de rationalisation financière et immobilière sous couvert d’un vocable cool et branché.

Empoignades, altercations verbales et charge mentale

« 27 salariés sont parqués dans une salle de réunion dont la capacité maximale est de douze personnes. Nos collègues sont régulièrement expulsés de cette salle réservée à son usage premier, des réunions, et se retrouvent dès lors obligés de travailler dans les espaces de vie et les couloirs », pointait déjà le syndicat en 2023, alertant sur les conditions de travail sur le campus Tolosa, où les regroupements de salariés se multiplient suite à des fermetures de sites dans la région toulousaine.

« Le flex office vient ajouter une couche de bazar supplémentaire à l’open space. Les gens occupent toute la journée les canapés et les bulles d’appel, nos espaces de travail sont dépersonnalisés, estime quant à lui Dominique Poitevin, élu au CSE (comité social et économique) d’Orange Innovation. « Chez Orange, les salariés sont déjà dans une réorganisation hiérarchique permanente. Tous les deux ans, on te change de manager, tu changes d’équipes. À ça s’ajoute désormais la désorganisation de l’espace. Avant, on compensait cette instabilité hiérarchique avec un environnement de travail stable. Maintenant on ne peut plus. »

« On doit régulièrement gérer des empoignades, des altercations verbales entre salariés qui ne supportent plus la charge mentale de leur environnement professionnel. Pour beaucoup, c’est difficile de supporter les habitudes des collègues qui peuvent manger, boire sur place, laisser leurs affaires... » constate Mathieu Boban, secrétaire national de la CFTC chez Orange et élu au CSE de la direction Grand Nord-Est du groupe, qui couvrent les sites du Grand Est et des Hauts-de-France.

« Éco-conçus et pensés pour le bien-être »

« Pour les salariés déjà en poste dans les open spaces, le flex office ne change pas grand-chose aux conditions de travail, tempère Karine*, commerciale chez Orange en région toulousaine. En revanche, pour ceux qui travaillaient auparavant dans des bureaux, ça bouleverse tout. On est dans des métiers où l’on doit parler avec des gens. Le fond du problème, c’est l’open space : les gens ne se parlent plus, car ils ont peur de déranger leurs collègues. Ils préfèrent s’envoyer des messages... »

Dans la métropole lilloise, les salariés de cinq sites différents ont récemment déménagé sur le nouveau site de Villeneuve-d’Ascq : 19.000 m² « éco-conçus et pensés pour le bien-être », selon la communication d’Orange. À l’intérieur, la direction fait casser les cloisons pour faire rentrer tous les salariés. « Le déploiement du flex office présuppose de l’open space, ce qui engendre de nombreux problèmes d’acoustique, comme la plupart d’entre nous passons notre journée au téléphone », poursuit Mathieu Boban. Même problème à Besançon, où Orange compte deux sites de 70 personnes. L’entreprise compte en fermer un pour rapatrier tous les salariés dans les mêmes bureaux. « On a beau prendre le problème dans tous les sens, ça ne rentre pas, même avec le flex office », relate encore l’élu CSE.

« Je comprends qu’il faille mutualiser le bâti, car nous disposons de beaucoup de sites inutilisés. Des technologies de télécommunication qui prenaient auparavant la taille d’un gymnase tiennent aujourd’hui dans une boîte à chaussures », estime Karine. Avec l’arrivée de la fibre et des réseaux mobiles, les centraux téléphoniques et les commutateurs – nécessaires pour faire tourner le réseau de téléphonie fixe – sont devenus en partie obsolètes, et le parc immobilier d’Orange, trop grand.

Alerte pour péril grave et imminent

L’entreprise a donc adopté un nouveau mot d’ordre : la densification. Au total, le groupe espère se séparer de 660.000 m² de bureaux d’ici la fin de la décennie. Dans son schéma directeur immobilier, le géant français des télécoms assume sa volonté de réduire l’espace attribué à chacun et se fixe l’objectif de passer de 26 m² par travailleur en 2022 à 20 m² en 2030. Tout dépend cependant de ce qui est pris en compte dans le calcul de cette surface moyenne par salarié.

Lors de chaque « microzoning » (cartographie de la répartition des îlots de bureaux opérée lors des réorganisations de sites), la bataille statistique sur les superficies se rejoue entre les syndicats et la direction immobilière du groupe. « Aujourd’hui, Orange compte les toilettes pour calculer la surface allouée à chaque salarié. Dans la réalité, chez Orange Gardens à Châtillon, des gens ont moins de 2m2 par poste. On y a lancé une alerte pour péril grave et imminent », s’indigne Dominique Poitevin. Contacté par Basta!, le service communication d’Orange n’a pas répondu à nos sollicitations.

Pour Pierre, qui a connu la période Didier Lombard – l’ancien PDG d’Orange, condamné en janvier 2025 pour harcèlement moral institutionnel à un an de prison –, l’arrivée du flex office ravive de mauvais souvenirs, ceux d’une période ou la direction avait pour projet de pousser vers la sortie 22 000 salariés en trois ans « par la porte ou par la fenêtre », à la fin de la décennie 2000. « À l’époque, la direction imposait beaucoup de mobilité aux salariés, forcés de changer de site tous les trois ans. Le flex office ajoute une couche d’inconfort à cette instabilité institutionnalisée. »

Entre 2008 et 2009, 35 salariés du groupe ont été poussés au suicide par la multiplication des humiliations au travail, des placardisations à répétition, et de la mobilité forcée. Au procès des anciens dirigeants d’Orange, Jacques Moulin, responsable du programme Interim développement », avait expliqué que la direction cherchait alors à « piloter la performance et l’adaptation des compétences en introduisant la culture du turn-over » grâce à la « réduction du confort dans les postes non prioritaires ou stratégiques ». Une recherche volontaire de l’inconfort des salariés qui trouve aujourd’hui de tristes échos dans le flex office généralisé.