basta! : Quand, selon vous, émerge le mouvement associatif français ?
Jean-Baptiste Jobard : La réponse pourrait faire l’objet d’un débat pointu entre historiens. Ce qui est clair, c’est le lien entre la construction de la République – et de notre démocratie actuelle – et la constitution d’un pré-mouvement associatif très important. Et ce, dès le lendemain de la Révolution jusqu’à celle de 1848, malgré l’interdiction édictée en 1791 par la loi Le Chapelier. À ce moment-là, on s’associe, illégalement donc, d’abord pour des besoins d’entraide. Ces regroupements prennent des formes et des noms différents : des clubs, des sociétés de solidarité, de crédits mutuels, des collectifs autonomes… Je renvoie à ce sujet aux travaux de l’historienne Michèle Riot-Sarcey et en particulier son livre Le Procès de la liberté [1].
La répression de la révolution de 1848 est-elle accompagnée d’un étouffement du mouvement associatif ?
Tout à fait. Ensuite, il faut attendre le tout début du 20e siècle et Pierre Waldeck-Rousseau (Président du Conseil de 1899 à 1902, ndlr), à l’origine de la loi de 1901 sur les associations, pour commencer à voir apparaître des dispositions favorables au mouvement associatif. Waldeck-Rousseau accompagne enfait un courant de fond. Sa loi est venue donner un cadre formalisé à des associations qui existaient déjà et étaient de plus en plus nombreuses à la fin du 19e.
On voit là aussi le lien entre action associative et construction de la République dans la concomitance entre les grandes lois fondatrices : celle sur l’école gratuite, laïque et obligatoire, mais aussi celle sur la liberté de la presse...
La loi de 1901 est d’une grande longévité, c’est toujours elle qui régit la liberté associative…
C’est en partie dû au laconisme législatif de Waldeck-Rousseau. Sa loi tient en quelques principes simples. Cette grande loi de liberté institue un lien de confiance entre la société civile organisée et les autorités publiques, avec ce principe qu’on peut créer une association sans avoir besoin du blanc-seing des autorités.
Le texte de 1901 se contente de donner un cadre. À l’intérieur de celui-ci, il y a de la place pour l’imagination. Par exemple, le schéma de fonctionnement vertical, descendant avec un bureau composé d’un président, d’une secrétaire, d’un trésorier puis un conseil d’administration et une assemblée générale… tout cela a été installé par des pratiques, mais n’est pas prévu par la loi.
Cette loi a-t-elle déjà été remise en cause ?
Très peu, lors de certaines périodes historiques seulement. Sous le régime de Vichy par exemple avec le retour d’un système d’autorisation préalable pour interdire les associations aux Juifs et aux organisations communistes. Puis, la loi de 1901 a de nouveau été remise en question pendant un court épisode en 1971.
À ce moment-là, le ministère de l’Intérieur de l’époque, à la faveur d’une polémique avec l’association des Amis de la cause du peuple (La Cause du peuple est un journal d’extrême gauche créé en mai 1968, ndlr), présidée par Simone de Beauvoir, essaie de contester le principe de liberté d’association. Il voulait faire en sorte que les autorités donnent, ou refusent, leur autorisation avant la création d’une association. Cette tentative s’est retournée comme un boomerang contre ses initiateurs réactionnaires. C’est à cette occasion que le Conseil constitutionnel a hissé les éléments de la loi de 1901 au rang de principes à valeur constitutionnelle.
Y a-t-il une effervescence et un renouveau du mouvement associatif dans le sillage de 1968 ?
Il y a une corrélation entre le mouvement social et la diversité associative, notamment en 1936 et en 1968. Ce sont deux périodes durant lesquelles on observe une augmentation du nombre d’associations. Le monde associatif vit d’autant plus mal la nouvelle phase actuelle qu’on sort d’une longue période, avec la construction de l’État-providence, où les associations pesaient de manière importantes. Mais elles étaient importantes comme prolongation des politiques publiques et de l’action des pouvoirs publics.
C’est peut-être dans ce moment où les associations disposent de plus de moyens d’action qu’elles sont les moins autonomes dans la construction de leur projet. Elles sont adossées à un projet social-démocrate dans lequel elles se retrouvent très largement, mais qui n’est pas du tout celui de la révolution de 1848 qui aspirait à une égalité beaucoup plus forte, basée sur la solidarité démocratique. Les associations ont accompagné le mouvement social-démocrate qui repose sur le pari que la croissance économique va conduire à la prospérité de tous. Le projet de 1848 était plus ambitieux, comme le disait Victor Hugo, il s’agissait de « détruire la misère », pas de l’amoindrir.
Il y aurait donc un revers de la médaille à la croissance du monde associatif adossé à l’État social ?
Les associations se sont en quelque sorte domestiquées. Je souhaite juste souligner l’ambivalence de cet âge d’or associatif, avec d’un côté des moyens d’action importants, mais aussi une institutionnalisation. Toutefois, je ne conçois pas les subventions publiques comme une dépendance. Pour moi, il est normal que l’argent public, qui est notre argent à toutes et tous, nous revienne sous forme d’action collective issue du monde associatif. Ce qui pose plus problème, ce sont les modalités d’attribution des subventions qui peuvent en partie reposer sur le clientélisme.
Il faut au contraire plus de financement bien sûr. C’est ce qui nous conduit à soutenir, au Collectif des associations citoyennes, la proposition de Jean-Michel Lucas [2] qui demande un prêt de huit milliards d’euros pour le monde associatif. L’efficacité de la mesure ne peut être complète que si nous la couplons à une nouvelle comptabilité, la comptabilité « CARE » (pour « Comprehensive Accounting in Respect of Ecology »). Celle-ci ne se limite pas à enregistrer des flux financiers, mais intègre aussi les dimensions humaines et environnementales.
Vous parlez d’ailleurs dans votre ouvrage de l’affaiblissement du monde associatif qui est venu de l’économie de marché…
Le Collectif des associations citoyennes s’est fondé en 2010à partir de ce constat : le fait que des associations étaient poussées vers le marché. Elles sont contraintes de ressembler de plus en plus à des entreprises. Dans le même temps les entreprises, avec la loi Pacte, peuvent de plus en plus se présenter comme n’étant pas seulement motivées par la maximisation de leurs gains à court terme, mais aussi par des missions environnementales ou sociales.
Nous voyons de grands dangers dans cette porosité croissante entre le monde non lucratif et le monde lucratif. Il faut préserver, développer, valoriser les pans de l’économie qui ne renvoient pas seulement au marché. Les principes d’urgence et de survie poussent les associations à l’adaptation permanente. Le salut passe aussi par la capacité à cultiver un autre rapport au temps. Appuyer sur pause, c’est politique ! Il importe de continuer le travail collectif pour renforcer les associations citoyennes.
Face à une baisse globale des subventions publiques aux associations et à des mesures politiques comme la loi « Séparatisme », qui, avec le contrat d’engagement républicain, vise directement le monde associatif, que préconisez-vous comme réponse ?
Une réponse peut se faire au niveau local, en construisant des silos de résilience avec des collectivités territoriales qui ont confiance dans le tissu associatif. Il y a aussi le niveau européen, où il faut suivre les débats qui se réenclenchent sur le statut associatif européen. C’est certes une arlésienne, mais je pense que le cadre européen va devenir de plus en plus important pour les libertés associatives.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo de une : À Paris en 2016. ©Eros Sana.