« Ce procès, on espère que ce ne sera pas le mien, pas le nôtre, mais celui de l’agro-industrie », dit Julien Hamon. Ce lundi 15 décembre, le paysan comparaît devant le tribunal correctionnel de Lorient aux côtés de onze autres personnes inculpées dans l’affaire du « train bloqué ». Les faits qui lui sont reprochés remontent au 19 mars 2022.
Ce jour-là, sur la commune de Saint-Gérand, dans le Morbihan, une cinquantaine de personnes se sont donné rendez-vous pour mener une action de désobéissance civile. La cible : un train transportant 1390 tonnes de blé, en route vers deux usines de production alimentaire pour bétail. La première appartient à la coopérative Le Gouessant ; la seconde, à l’entreprise Sanders, filiale du groupe Avril. Un muret est construit en travers des rails ; une partie de la cargaison est déversée à terre. Une action « non-violente », précise Julien Hamon.
Par ce geste, le collectif Bretagne contre les fermes-usines, qui rassemble entre autres des syndicalistes de la Confédération paysanne, des militantes d’Extinction Rebellion et des Faucheurs volontaires, entendait « mettre les projecteurs sur les ravages de l’agro-industrie bretonne et du modèle agricole dominant », explique le militant.
Un « acte qualifiable de terroriste »
Dans un contexte marqué par le début de la guerre en Ukraine et le blocage russe des ports de la mer noire et donc des exportations de blé ukrainien, l’action passe mal, se souvient Julien Hamon. Le jour même, « à la suite d’une vidéo de l’action publiée sur les réseaux sociaux », la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Morbihan se fend d’une lettre ouverte condamnant un « acte qualifiable de terroriste ».
Une information judiciaire est ensuite ouverte par le parquet de Lorient pour « entrave à la mise en marche ou à la circulation de trains, entrée irrégulière dans l’enceinte du chemin de fer, dépôt de matériau ou objets quelconques dans l’enceinte du chemin de fer, dégradations de biens d’autrui, en réunion ».

Près de quatre ans plus tard, les douze inculpées font face à onze parties civiles : la FNSEA, Le Gouessant, SAS Sanders Bretagne, l’Association générale des producteurs de blé, la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles, la FDSEA, la Coopération agricole, InterCéréales, la Coopération agricole Ouest, la Fédération du négoce agricole et Nutrinoë. « Des citoyens face à des poids lourds de l’agro-industrie et de sa défense », dénonce le paysan.
« 100 000 fermes ont disparu en dix ans »
À la veille de l’audience, Julien Hamon oscille « entre confiance et inquiétude ». Installé en maraîchage diversifié depuis 2007 à Sarzeau (Morbihan), sur la presqu’île de Rhuys, langue de terre enserrée entre le golfe du Morbihan et l’océan Atlantique, il produit également des céréales, que l’une de ses deux associées transforme en pain.
L’homme est aussi un militant syndical : il est secrétaire général de la Confédération paysanne de Bretagne et co-porte-parole de l’antenne morbihannaise du syndicat, qui l’a missionné en 2020 pour rejoindre le collectif Bretagne contre les fermes-usines.
L’engagement de Julien Hamon s’ancre dans le travail de la terre : « En tant que paysan, je suis en première ligne face aux ravages causés par le modèle agricole dominant. Je vois comment les services de l’État, les députés, les sénateurs se cachent derrière des plans d’État sans résultats, voire aux résultats contre-productifs : le Plan écophyto [censé engager une diminution du recours aux pesticides, ndlr], le Plan protéines végétales [mis en place pour réduire la dépendance des éleveurs aux importations], ou le Plan algues vertes [pensé pour lutter contre leur prolifération].
« C’est toujours le même logiciel de rentabilité et de compétitivité, lâche le paysan. 100 000 fermes ont disparu en dix ans, en parallèle de la création de fermes-usines toujours plus grosses. Quand est-ce que ça s’arrête ? Quand il n’y aura plus qu’un paysan avec ses grosses machines ? On va droit dans le mur et on appuie sur la pédale d’accélérateur. Il ne se passera rien sans coup d’éclat médiatique. »
Tel était le but de l’action du 19 mars 2022. Et le collectif Bretagne contre les fermes-usines entend bien se saisir du procès de ce 15 décembre pour inverser l’accusation et mettre la focale sur les conséquences délétères du modèle agro-industriel.
« Un des camarades ne dort plus »
Mais cette lutte a un prix. Gardes à vue, perquisitions, contrôle judiciaire, interdiction de se voir, de se parler : voilà ce qui s’est abattu sur les douze inculpées. « J’ai été mis sur écoute, ils ont borné mon téléphone, les retranscriptions de mes appels et SMS ont été versés au dossier, témoigne Julien Hamon, qui se dit inquiet de la criminalisation croissante des luttes paysannes et écologistes. C’est très intrusif. J’ai eu l’impression d’être considéré comme un membre du grand banditisme ou un terroriste qui voulait s’en prendre à l’État. »
Le paysan estime malgré tout s’en être bien tiré : il n’a enduré ni garde à vue ni perquisition – en raison, suppose-t-il, de sa casquette de syndicaliste. « Ceux qui ont subi ça, ce sont des citoyens lambda, des travailleurs, des travailleuses. Un des camarades ne dort plus la nuit », souffle-t-il.
Soutenu par sa famille, ses amies, ses collègues, Julien Hamon rappelle que son combat bénéficie aussi de l’appui d’élues et d’organisations écologistes qui estiment, dans une tribune publiée le 9 décembre, qu’« une fois de plus, la justice se trompe de cible ».
« Du poids sur les épaules »
Aussi précieuse soit-elle, la solidarité ne peut pas tout et l’onde de choc aura impacté différents pans de la vie du paysan. Julien Hamon évoque, sans s’appesantir, les conséquences sur son activité syndicale (un des co-inculpées est également membre de la Confédération paysanne, tous deux ont été soumis à une interdiction de se contacter) ; et le bouleversement de l’organisation du travail sur sa ferme. Car près de quatre années de convocations diverses, ce sont autant de « journées de travail dans les champs perdues ».
Mais c’est sans doute dans l’intimité de son foyer que les effets de la répression ont été les plus brutaux : « Ça a impacté ma famille. J’ai dû demander une autorisation de sortie du territoire pour pouvoir partir en vacances avec mes enfants ! C’est éprouvant pour moi, pour ma compagne. Mentalement, ce n’est pas rien, ce n’est pas une histoire de quelques semaines, mais des années. C’est du poids sur les épaules, ça fatigue. Et puis, il y a la peur : si je dois payer de lourds dommages et intérêts, c’est quoi la suite ? Je pense à ma maison, à la ferme. Ça défile. »
Pour autant, Julien Hamon ne vacille pas : « C’est aussi une manière de dire à mes enfants qu’il ne faut pas être fataliste, qu’on peut faire face à l’ampleur des enjeux et qu’il est possible de passer à l’action, de faire émerger un front citoyen, de ne pas rester spectateur du désastre. »
Il encourt une peine de prison avec sursis, une lourde amende et une obligation d’indemnisation des entreprises lésées.
