La course à qui produira des tomates bio le premier est lancée. Au début de l’été, le Conseil d’État a donné raison à deux poids lourds de l’agro-industrie – Felcoop et la Fédération des producteurs de légumes de France. Les deux réclamaient le droit de produire des légumes bio toute l’année, via le chauffage des serres.
Depuis juillet 2019, dans la foulée d’une intense mobilisation de producteurs bio, consommateurs et cuisiniers, cette possibilité était strictement encadrée. Du 21 décembre au 30 avril, il était interdit de commercialiser des légumes bio d’été (tomates, concombres, courgettes, aubergines, poivrons) ayant poussé sous des serres chauffées. « Selon la haute juridiction, cette disposition plaçait juridiquement les producteurs français dans une situation de distorsion de concurrence par rapport aux produits importés », a expliqué le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau dans un communiqué.
« Ce retour en arrière a un goût amer », regrette la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab), qui s’était beaucoup investie dans la lutte pour l’encadrement du chauffage des serres en 2019. « Nous sommes convaincus que chauffer des serres en hiver pour produire des légumes d’été est une pratique du passé. En agriculture aussi, l’avenir est à la sobriété », a précisé Philippe Camburet, le président de la Fnab.
Même son de cloche du côté de la Confédération paysanne, qui se désole « d’une décision qui s’ajoute à la liste des régressions globales de toutes les politiques agroenvironnementales et qui favorise clairement la filière bio industrielle au détriment des paysan
nes ». La FNSEA, en revanche, semble satisfaite, elle qui dénonçait l’« absurdité destructrice » de la limitation du droit de chauffer des serres pour produire des tomates et concombres bio.Tout ça pour avoir des tomates en mars
Pour gagner devant le Conseil d’État, les avocats de Felcoop et de la Fédération des producteurs de légumes ont profité des non-dits du cahier des charges de l’agriculture biologique, qui n’interdit pas le chauffage des serres. Mais jusqu’à la fin des années 2010, personne en France ne semblait vouloir l’utiliser, avant que l’engouement des consommateurs pour les produits bio (ainsi que les promesses politiques concernant la restauration collective) n’aiguise l’appétit des gros légumiers.
« À partir de 2018, nous avons reçu des alertes de nos adhérents concernant des projets de production de tomates bio sous serres chauffées, permettant d’en avoir sur les étals dès le mois d’avril, voire mars », explique Felix Lepers, chargé de la réglementation à la Fnab. Réalisant alors que cette pratique n’est pas prohibée par le cahier des charges, l’organisation monte au créneau, suivie par des dizaines de milliers de citoyen
nes. « Sans cadrage réglementaire précis, il existe un risque que le chauffage soit utilisé afin de produire des légumes à contre-saison en bio », s’inquiète la Fnab dans un courrier d’alerte au Comité national de l’agriculture biologique, qui rassemble les acteurs de la production bio.« Nous partageons l’idée selon laquelle la pratique du chauffage ne doit pas permettre de produire des fruits et légumes biologiques en contre-saison », répondent alors les représentants des gros légumiers - Felcoop, Légumes de France et Coop de France - soutenus par la FNSEA et les chambres d’agriculture. Mais ils expliquent en même temps que, grâce au chauffage des serres, on peut récolter des tomates dès le mois d’avril, voire mars dans le Grand Ouest. Soit près de deux mois avant les maraîchers qui ne chauffent pas leurs serres, et quatre avant les producteurs qui plantent leurs tomates en extérieur.
Un verre de fioul par tomate
Les serres permettent « de protéger de nombreuses cultures des aléas climatiques, mais également d’exploiter le rayonnement solaire naturel tout en offrant de meilleures conditions de travail pour le personnel, rappelle le Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes (CTIFL). Leur utilisation a pour objectif de gagner en précocité, d’allonger le calendrier de production et d’atteindre des rendements optimisés. »
Avec le chauffage, on peut planter, récolter et consommer encore plus, et plus tôt. Les rendements de tomates bio vont jusqu’à 35 kg/m² (contre 15 à 20 kg/m² maximum en serres non chauffées) [1]. Évidemment, ces exploits ont un coût, notamment énergétique.
D’autant plus en bio, où il est interdit de faire pousser des légumes hors sol. « Or, c’est beaucoup plus énergivore de chauffer le sol d’une culture plutôt qu’un volume restreint de fibre de coco, substrat utilisé dans les serres de cultures non bio », précise Manu Bué, technicien légumes pour le Groupement des agriculteurs bio du Finistère (Gab 29), département champion des serres chauffées.
À partir des données du CTIFL et d’autres laboratoires, le technicien a calculé que « chaque kilogramme de tomate bio ayant poussé sous des serres chauffées coûte l’équivalent d’un 1,05 litre de fioul. Soit 15 centilitres par tomate, un joli verre [2] ».
Chauffer les serres au Nord pour concurrencer les tomates ensoleillées du Sud
« Ce mode de production a un impact carbone plus important que le transport », appuie Clément Aribaud, de la fédération Forebio (qui réunit 7000 fermes et représente entre 20 et 40 % de la production de fruits et légumes en France). Selon des calculs effectués par l’Agence française de la transition écologique (Ademe), une tomate produite en France sous serre chauffée est responsable de trois fois plus de gaz à effet de serre qu’une tomate importée d’un pays du sud de l’Europe et sept fois plus qu’une tomate produite en France en saison.
« Ce qui nous préoccupe, poursuit Clément Aribaud, c’est que de grosses structures mixtes vont produire en conventionnel une partie de l’année puis basculer ensuite en production bio. Pour nous qui refusons de chauffer nos serres, c’est de la concurrence déloyale. » Les défenseurs du chauffage avancent les mêmes arguments, craignant de ne pouvoir s’insérer dans les circuits de distribution alors que les tomates bio importées, du Maroc notamment, sont dans les étals depuis plusieurs semaines déjà.
Mais à ce jeu-là, il semble difficile de gagner tant les règles sont pipées. Car de l’autre côté du détroit de Gibraltar, les tomates poussent sans chauffage et avec une main-d’œuvre sous-payée, voire carrément exploitée. « Le coût horaire de l’employeur est de 12,8 euros en France, et 0,74 euro au Maroc », estime un rapport du Sénat de septembre 2022 consacré à la compétitivité de l’agriculture française. Cette concurrence entre la France et le Maroc n’a cessé de se durcir depuis 1996, année de la signature d’un accord d’association entre le royaume chérifien et l’Union européenne qui libéralise la circulation de produits agricoles.
Baptisé « tomates contre blé » par les producteurs, cet accord « fait apparaître des tomates très compétitives sur le marché européen que la production française ne peut concurrencer », souligne le rapport du Sénat. Sur ce point des accords de libre-échange négociés à leurs dépens, les agriculteurs bios et conventionnels pourraient peut-être s’entendre...
Toujours en attente d’une transition énergétique
« La production de tomates bio sous serres chauffées reste marginale, rappelle Manu Bué. Dans le Finistère par exemple, cela concerne cinq ou six exploitations. En face, on a près de 250 maraîchers bio qui produisent des tomates sous des serres froides. » À l’échelle nationale, les chiffres ne sont guère plus importants. En 2019, les organisations agricoles estimaient à une soixantaine le nombre d’exploitations ayant recours au chauffage des serres pour produire des légumes bio, sur une surface d’une cinquantaine d’hectares.
Soit pas grand-chose si on a en tête qu’il y a plus de 1000 hectares de serres chauffées dans notre pays. « La décision du Conseil d’État ouvre de nouveau la possibilité de convertir des outils industriels conventionnels vers de la production bio, reprend Manu Bué. Mais est-ce que les producteurs concernés vont le faire ? »
Une récente enquête du CTIFL auprès des serristes utilisant le chauffage explique que seulement 10 % d’entre eux ont déclaré avoir un projet de serre en agriculture biologique. L’engouement semble donc moins important qu’en 2019, quand les défenseurs du chauffage en production bio estimaient que leur nombre « pourrait progresser rapidement à moyen terme ».
Il faut dire qu’entre temps, le contexte a changé. Le secteur bio est en crise, et surtout le prix de l’énergie a explosé. « Le coût du poste énergie des professionnels interrogés a augmenté de + 370 % entre 2021 et janvier 2022 », évoquent les sénateurs qui ont interrogé des producteurs de tomates sous serres pour leur rapport sur la compétitivité de l’agriculture française. L’énergie est le second poste de charge, après la main-d’œuvre, précise le CTIFL, ajoutant que « la filière doit s’inscrire rapidement dans une transition énergétique pour faire face à la crise ».
Les professionnels serristes s’inquiètent en plus d’éventuelles ruptures d’approvisionnement de gaz, leur principale source d’énergie. La crise énergétique et climatique finira donc sans doute par mettre tout le monde d’accord. Entre temps, le label bio aura perdu en crédibilité et les consommateurs gagné en confusion.
Nolwenn Weiler